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Oharis et Mélina, stupéfaits, ne surent comment réagir ; jamais une telle chose ne s’était produite. Impuissants, ils tentèrent de relever les deux Titans, dont les traits demeuraient crispés sous l’effet d’une douleur intense. Des filets de sang perlaient sur le visage des demi-dieux, ruisselant des narines, des oreilles et même des yeux.
Affolés, les deux humains appelèrent à l’aide. Plusieurs personnes accoururent, serviteurs et membres de la famille des Titans, mais personne ne savait quoi faire. Ils n’étaient jamais malades. Puis on comprit qu’ils avaient perçu quelque chose d’effroyable, situé au-delà de l’entendement humain. Un cataclysme si terrifiant, dont l’onde de choc avait été si brutale qu’ils en avaient presque perdu connaissance.
Enfin Astyan se redressa, souleva sa compagne dans ses bras et l’installa sur une méridienne. Il prit conscience de la foule qui les entourait et souffla :
— Ne vous inquiétez pas pour nous. Cela ne sera rien.
— Que s’est-il passé ? s’inquiéta Oharis.
— Je l’ignore encore. On dirait qu’Antilla a été détruite par… quelque chose. Il faut que…
Il n’acheva pas et essuya le sang qui lui maculait le visage. Puis il se concentra. Par réflexe, il tenta d’entrer en contact avec Quetzal et Ocyaan, les Titans régnant sur les deux royaumes d’Antilla. En pure perte. Un chaos invraisemblable semblait s’être abattu sur la région. Le brouillage mental dû aux Géants n’était plus seul en cause ; il s’était produit là-bas une catastrophe inimaginable, ayant entraîné la mort d’un si grand nombre de personnes que le flux des âmes emportées vers l’univers de la non-vie perturbait la perception multisensorielle des Titans. On aurait dit que la Terre elle-même poussait un effroyable hurlement de douleur. Un cri que ne pouvaient entendre les oreilles humaines, mais que percevaient les esprits ultrasensibles des demi-dieux.
C’était ce bouleversement dans l’espace immatériel qui avait provoqué leur réaction. Tandis qu’Anéa reprenait ses esprits, Astyan s’adressa à Oharis.
— Tu vas faire préparer mon aéroglisseur. Qu’il soit prêt le plus vite possible. Il faut que je me rende en Antilla.
Anéa, les yeux injectés de sang, reprit son souffle et déclara :
— Je veux t’accompagner.
Mais il la prit contre lui et répondit :
— Il vaudrait mieux que tu restes ici ! Si les Serpents profitaient de notre absence pour attaquer, la ville serait sans défense.
Elle hésita, puis acquiesça.
Deux heures plus tard, Astyan s’embarqua à bord de l’aéroglisseur. Seul son second pilote, Païdras, le chef des Braves, l’accompagnait, pour le cas où il aurait éprouvé un autre malaise. L’appareil s’éleva rapidement dans les airs, traversa la couche épaisse de nuages qui s’était installée depuis plusieurs jours sur Avallon et émergea en pleine lumière. D’un bord à l’autre de l’horizon s’étendait une mer de brume qui étincelait sous les feux du soleil. L’aéroglisseur prit la direction du sud-ouest.
— Nous allons d’abord faire escale à Étrusia, en Hespérya. Aucun navire en provenance de cette île n’a abordé Poséidonia depuis plusieurs jours. Il faut savoir ce qui s’est passé là-bas.
Il ne fallut que deux heures à l’appareil, lancé à pleine vitesse, pour gagner sa destination. Astyan constata que là non plus, aucune flotte ennemie n’était en vue. Mais l’épaisseur nuageuse, qui semblait recouvrir l’océan tout entier, ne permettait pas une bonne visibilité. Il plongea en direction du palais de Kronos et de Rhéa, tentant de dominer la douleur qui lui serrait le cœur : ils ne seraient pas là pour l’accueillir.
Soudain, alors qu’il se posait sur l’esplanade du palais, une onde de joie l’envahit. Bien avant qu’ils n’apparussent, il perçut les vibrations mentales de ses deux compagnons. Vivants ! Ils étaient vivants ! Il prit à peine le temps de stopper l’aéroglisseur et bondit au-dehors. Deux silhouettes se précipitèrent vers lui. Il se jeta dans leurs bras.
— Nous avons pressenti ton arrivée, déclara Kronos de sa voix de stentor.
C’était un colosse qui de tout temps avait été le plus grand des Titans, du moins par la taille. Doté de plus d’un caractère subtil et rusé, il était l’un des rares, avec Woodian, à avoir accordé une confiance totale à Astyan lorsque celui-ci avait préconisé l’armement des cités contre l’ennemi inconnu. Rhéa, sa compagne, était une charmante femme blonde qui adorait mettre des enfants au monde. À l’inverse de son compagnon, elle était d’une taille plutôt petite pour une Titanide. Il la dépassait de deux têtes.
Âgés tous deux d’une cinquantaine d’années – ce qui était la pleine jeunesse pour les demi-dieux –, ils avaient déjà quatre garçons et autant de filles, qui peuplaient le palais. Certains avaient déjà donné des petits-enfants aux Titans, ravis d’une famille aussi nombreuse.
En d’autres circonstances, Astyan eût été heureux de retrouver ses amis, dont la sagesse et la chaleur avaient fait d’Étrusia l’une des cités les plus dynamiques et les plus agréables de l’Empire. La capitale, en raison de son emplacement, était devenue au fil des millénaires la plaque tournante des échanges commerciaux entre les six îles de l’ouest et Antilla, située entre les deux grands continents occidentaux, le Pontheus au nord et l’Inkheus au sud. Mais le visage de Kronos était grave. Il invita Astyan à pénétrer dans son bureau, vaste pièce dont les murs se couvraient de cartes marines. Depuis toujours il avait été fasciné par la navigation. Marin avisé lui-même, il avait parcouru les océans du monde entier, remonté le cours de nombreux fleuves ; il avait même exploré les limites des banquises nord et sud, dont il avait constaté le recul. Ce dont il avait déduit que la planète allait vers une période de réchauffement, qui libérerait avec le temps de nouveaux territoires.
— Nous sommes heureux de te revoir, dit-il. Depuis qu’est apparu ce maudit brouillage mental, nous sommes isolés les uns des autres.
— As-tu ressenti ce qui s’est produit en Antilla ?
— Oui ! Nous avons perdu conscience pendant près d’une heure. Il y a eu là-bas un bouleversement de l’équilibre de vie. C’est pour cela que tu es venu ?
— Oui. Mais pas uniquement.
En quelques mots, il les mit au courant de la situation. Lorsqu’il évoqua la disparition probable de la plupart des Titans, les deux autres serrèrent les dents afin de masquer leur douleur. Puis Rhéa déclara :
— Nous avons failli quitter Étrusia pour nous rendre chez Prométhée et Galyana, à Memphis, mais nous ne pouvions laisser notre île sans défense. Nous savions qu’un gigantesque complot se tramait contre nous.
— N’y a-t-il pas eu de temple de la mort chez vous ?
— Si ! Il y a un an, des prêtres ont demandé l’autorisation de bâtir un nouveau sanctuaire destiné à Raâ. Les argontes ont donné leur autorisation. Nous n’y avons pas accordé d’importance, jusqu’au moment où tu nous as contactés pour nous mettre en garde. Mais à cette époque la structure maudite n’était pas encore en place. Nous avons visité le temple – les bâtisseurs n’ont émis aucune objection. Forts de ton avertissement, nous avons surveillé l’évolution des travaux, jusqu’à ce qu’apparaisse cette double spirale. Nous n’avons pas compris son utilité sur le moment ; elle ressemblait à un élément décoratif, rien de plus. Mais l’attitude des prêtres qui dirigeaient les travaux nous inquiétait. Tout d’abord, aucun d’eux n’était originaire d’Hespérya. Alors nous avons étudié cette structure de très près, à leur insu, par projection mentale. Ce n’est que la veille de l’inauguration que nous avons compris. Nous avons fait arrêter tous ceux qui travaillaient sur le chantier. Parmi eux se trouvaient des ouvriers hespéryens qui n’avaient rien à voir avec les prêtres ; d’ailleurs ils n’avaient pas accès aux plans.
— Comme pour le temple de Fa’ankys.
— Le fait de mêler des ouvriers locaux à des chefs de chantier en provenance de l’extérieur éloignait les soupçons.
— Ils avaient pris le maximum de précautions. Sans le zèle excessif de Palarkos et des siens, nous n’aurions jamais rien suspecté, précisa Astyan.
— Les prêtres des Serpents ont fait preuve ici d’une discrétion absolue, dit Kronos. Cependant, lorsque nous avons voulu les interroger, ils ont tous péri, à cause de cette saloperie d’implant dont tu nous avais parlé. Nous avons voulu prévenir les autres Titans, et nous nous sommes heurtés à ce foutu brouillage mental.
— Ces chiens avaient tout prévu, même que l’un de nous perçât à jour leur plan ignoble, soupira Astyan. Ils ont agi au même moment dans tous les royaumes.
— Alors il est impossible de savoir combien d’entre nous ont échappé à leur piège, dit Rhéa.
— À cette heure, nous ne sommes plus que six, si l’on excepte Maerl et Vivyan. Et Khrios et Thémis, dont les futurs parents ont été tués par des serpents. Tous deux pourront revenir à la vie, mais pas avant plusieurs années.
— Ce qui laissera le temps aux Géants de prendre le pouvoir en Atlantide, si nous les laissons faire, gronda Kronos. Par les dieux nos pères, je n’ai jamais éprouvé de haine pour personne, mais j’aimerais tenir cet Ophius au bout de mon épée.
— En attendant, il faut savoir ce qui s’est passé en Antilla. Je vais repartir immédiatement.
— Astyan, la nuit va bientôt tomber. Tu es épuisé, tout comme nous. Tu vas passer la nuit ici. Demain, je t’accompagnerai.
Le lendemain, l’aéroglisseur s’envola d’Étrusia en direction d’Antilla. Rhéa était demeurée dans la capitale, afin de parer à une éventuelle attaque des Serpents.
Aux côtés d’Astyan, Kronos contemplait sa longue épée d’orichalque d’un air songeur.
— Depuis que nous avons fondé l’Empire, je pensais que jamais nous n’aurions besoin de l’utiliser, déclara-t-il enfin. Mais il faut croire que rien n’est immuable dans cet univers.
Soudain Païdras, qui avait pris les commandes, interpella Astyan.
— Seigneur, l’écho-sondeur signale un navire sous la couche nuageuse. Il semble provenir d’Antilla.
— Dirige-toi vers lui.
L’appareil plongea au sein de l’océan de nuages éclaboussé de la lumière du soleil, pour ressortir bien plus bas, malgré l’heure matinale, dans une demi-nuit. Des vents furieux soulevaient des lames de plusieurs mètres. Il fallut toute l’habileté du pilote pour stabiliser l’aéroglisseur.
Dans la tourmente apparut bientôt la silhouette malmenée d’un gros bateau de pêche, dont les superstructures semblaient avoir beaucoup souffert, comme si un incendie s’était déclaré à bord. Païdras piqua vers le navire, au-dessus duquel il tenta de s’immobiliser. Astyan ouvrit le sas de sortie de l’appareil.
— Les vents nous déséquilibrent, hurla-t-il pour couvrir les grondements de la tempête.
Il déroula une échelle de corde afin d’accéder au pont, puis, suivi de Kronos, il prit pied sur le navire. Il n’y avait trace de vie nulle part. Quelques cadavres glissaient au gré des vagues d’un bord à l’autre, au milieu d’un capharnaüm invraisemblable.
— On dirait qu’ils sont tous morts, dit Kronos.
Ils s’approchèrent d’un corps.
— Par les dieux ! gronda Astyan en retournant le marin. Il n’a plus figure humaine.
En effet, la peau de l’homme se boursouflait par endroits des traces de brûlures que le sel et l’eau de mer avaient creusées.
— Il y a eu un incendie à bord, suggéra Kronos.
— Oui, mais ce n’est pas le feu qui a défiguré cet homme de cette manière. Regarde !
Il déchira les vêtements du malheureux. Sous le tissu intact apparaissaient des marbrures bleutées, dont certaines avaient déjà éclaté.
— Il aurait aussi détruit ses vêtements, tu ne crois pas ?
— Oui, bien sûr.
Ils avaient toutes les peines du monde à se maintenir debout. Au-dessus d’eux, l’aéroglisseur devait parfois s’éloigner du navire, afin de ne pas être happé par une lame plus violente que les autres. Autour du vaisseau, l’eau avait pris une teinte boueuse inexplicable. Tant bien que mal, les deux Titans se dirigèrent vers la passerelle ; peut-être restait-il des survivants à l’intérieur.
Bousculés d’une paroi à l’autre, ils parvinrent enfin sur la passerelle de commandement, enjambant pour ce faire une demi-douzaine de cadavres, dont les brûlures étaient aussi mystérieuses que celles du premier. Là, comme dans une vision de cauchemar, un homme se tenait encore debout à la barre, surveillant l’horizon d’un œil fixe. Il psalmodiait des mots sans suite, les mâchoires serrées. Lorsqu’il se tourna vers les Titans, ceux-ci s’aperçurent avec horreur que le côté gauche de son visage était atrocement défiguré par une plaque rouge sanguinolente. L’homme leur fit face, puis s’écroula dans leurs bras. Ils l’installèrent sur un bat-flanc.
— Il n’est qu’évanoui, dit Astyan.
Un rapide sondage mental du navire leur apprit qu’il était le seul survivant.
— Nous allons le ramener à bord de l’aéroglisseur, déclara Astyan. Là, nous pourrons peut-être le soigner.
Ils enveloppèrent le blessé dans une couverture et regagnèrent l’échelle de corde. Quelques instants plus tard, l’homme reposait sur les banquettes confortables de l’appareil. Astyan se concentra sur les brûlures du visage, puis il constata que le malheureux portait les mêmes sur diverses parties du corps.
— Mais que s’est-il passé ? grogna Kronos.
— Tu n’as pas encore compris ? demanda Astyan. C’est l’œuvre des pierres de feu.
Kronos se concentra brièvement.
— Que les dieux nous protègent, dit-il enfin. Ce navire est complètement radioactif.
Il s’aperçut alors qu’Astyan avait déjà dressé une barrière mentale destinée à protéger l’aéronef. Joignant ses efforts à ceux de son compagnon, il se concentra sur les blessures du marin. Les ondes létales avaient déjà fait leur œuvre, mais peut-être pourraient-ils retarder l’échéance.
Enfin l’homme ouvrit les yeux – des yeux rouges, à demi-aveugles. Il tendit les mains vers eux, leur toucha le visage.
— Qui êtes-vous ? murmura-t-il d’une voix rauque.
— Kronos et Astyan, les Titans d’Hespérya et d’Avallon. Peux-tu nous dire ce qui s’est passé ?
— Le feu ! Le « feu du ciel » s’est abattu sur Atlantis !